La révélation de la toxicité de l’amiante, à l’origine du développement de nombreux cancers, a déclenché un contentieux important.
Le 3 mars 2015, la Cour de cassation a rendu plusieurs arrêts de principe concernant le préjudice d’anxiété pour les victimes.
Des travailleurs, en contact avec des poussières d’amiante, mais n’ayant pas contracté de maladies professionnelles, ont demandé l’indemnisation de leurs préjudices économiques et moraux, se fondant sur le manquement à l’obligation de sécurité de leurs employeurs.
Certains avaient pris leur retraite anticipée et percevaient l’allocation de cessation anticipée d’activité (ACAATA) qui leur était spécialement allouée.
Les travailleurs ayant été exposés aux poussières d’amiante pouvaient-ils se faire indemniser les préjudices économiques et moraux liés au facteur de risque contracté ?
La Cour de cassation va répondre et délimiter leur droit à réparation : si elle rejette leur demande d’indemnisation du préjudice économique, elle précise que le préjudice moral se limite à un préjudice d’anxiété, indemnisé sous certaines conditions qu’elle fixe conformément à la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 11 mai 2010 n°09-42.241 et 09-42.257 : les salariés qui perçoivent l’accata n’ont droit qu’à la réparation de leur préjudice d’anxiété.
L’arrêt du 3 mars 2015 n°13-26.175 précise que « la réparation du préjudice d’anxiété n’est admise, pour les salariés exposés à l’amiante, qu’au profit de ceux remplissant les conditions prévues à l’article L4121-1 du code du travail, ensemble l’article 41 loi n°98-1194 du 23 décembre 1998 ».
Le préjudice d’anxiété est ainsi caractérisé lorsque les salariés ont connaissance du risque qu’ils encourent du fait de l’inscription de leur entreprise sur une liste ministérielle et c’est à la date de cette connaissance que naît le préjudice.
Il s’agit du jour d’inscription de l’employeur sur la liste des établissements ouvrant droit à la préretraite amiante (Cass. soc. 2 juillet 2014 n° 12-29.788) : le salarié est alors présumé souffrir de ce préjudice, et n’a pas à prouver son anxiété ou la modification de ses conditions d’existence (Cass. soc. 2 avril 2014 n° 12-29.825).
De facto les autres personnes en contact avec l’amiante pouvant craindre pour une atteinte future à leur santé, mais dont l’entreprise n’était pas « listée », ne peuvent pas être indemnisées automatiquement au titre de ce poste de préjudice : ainsi, la décision de la Cour d’appel qui avait indemnisé un salarié ayant été exposé de manière occasionnelle pendant 9 ans à l’amiante a donc été cassée. (cass. Soc. 3 mars 2015n°13.26.175).
Mais aussi en un sens favorable aux demandeurs, la décision du 25 mars 2015 n°13-21.716, casse le décision de la cour d’appel de Grenoble qui avait débouté un salarié de sa demande d’indemnisation du préjudice d’anxiété aux motifs qu’il n’avait pas perçu l’acaata et qu’il n’avait pas justifié d’un suivi médical : le salarié qui remplit les conditions de l’article 41 de la loi n°98-1194 du 23 décembre 1998 a droit à la réparation de ce préjudice spécifique d’anxiété qu’il ait adhéré ou non à ce régime légal (Cass. Soc.3 mars2015 n°13-20.486). Ce qui renforce aussi une décision de la Chambre sociale de la cour de cassation du soc 4 décembre 2012 n°11-26.294 qui indique que les salariés n’ont pas à se soumettre à des examens médicaux réguliers pour faire la preuve du préjudice.
Tout comme elle casse un arrêt de la cour d’appel de Douai qui impliquait un suivi médical pour justifier la demande d’indemnisation ou encore un arrêt de la cour d’appel de Lyon qui demandait des preuves du préjudice malgré l’inscription de l’établissement sur la liste (plusieurs arrêts de la chambre sociale de la Cour de cassation du 3 mars 2015).
Le « préjudice d'anxiété répare l'ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d'existence, résultant du risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante » selon les décisions des 25 septembre 2013 n°12-12.883 et 3 mars 2015 n°13-21.865 et n°13-21.832.
Le salarié, se trouve, « par le fait de l’employeur, dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante, qu’il se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers » cass soc 3 mars 2015 n°13-20.4740 n°13-20485.
La perte d’espérance de vie est incluse dans le préjudice d’anxiété. (3 mars 2015, n°13-21.832).
La reconnaissance de ce préjudice est donc large et englobe toutes les conséquences psychologiques de la connaissance du risque de voir sa santé se détériorer, aucun élément de preuve n’est à rapporter si ce n’est de remplir les conditions préétablies dans la liste ministérielle. La preuve du préjudice spécifique d’anxiété est donc induite de l’exposition au risque d’amiante, elle même présumée.
Ce préjudice devient alors autonome et ne peut pas être incorporé à d’autres préjudices contrairement à ce qu’avait décidé la Haute juridiction concernant l’affaire du Distilbène (médicament prescrit à certaines femmes pendant leur grossesse ayant provoqué des pathologies chez les enfants exposés in utero) pour ne pas indemniser le préjudice d’anxiété distinctement : « le préjudice d’anxiété ne constitue pas un préjudice distinct du déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées ». « Qu'en statuant ainsi, sans caractériser un préjudice distinct du déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées par ailleurs indemnisés, la cour d'appel a violé les textes et les principes susvisés » (cass 2ème, 11 décembre 2014 n°13-27440).
L’avantage d’un tel mécanisme (d’exclusion de la preuve) permet d’indemniser plus facilement les victimes. Mais le problème est que cela exclut des personnes qui sont exposées au même risque et ne peuvent prétendre à la réparation de leur préjudice d’anxiété à défaut que leur entreprise ne soit répertoriée officiellement « à risque ».
La réparation se traduit par le versement de sommes forfaitaires quelque soit le poste, la durée des fonctions occupées et le degré d’exposition au risque du salarié. Les montants fin 2014 varient entre 1000 et 20000 euros.
Certains auteurs voudraient que le préjudice d’anxiété soit déterminé de manière plus individualisée, en continuité avec de nombreux arrêts où il est évalué in concreto. En ce sens, un arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 2 juillet 2014 n°10-19.206, reconnaît le préjudice d’anxiété pour une victime du distilbène en tenant compte de certains préalables : la connaissance du risque, les contrôles médicaux suivis et les circonstances spéciales de craintes dans lesquelles l’enfant a été élevée.
Lui accorder une spécificité constitue pour ces auteurs une déformation du droit de la responsabilité civile notamment liée à l’automaticité du versement de l’indemnisation.
Ils préfèreraient voir appliqué le régime général de l’indemnisation et préconisent qu’il demeure spécifique au contentieux de l’amiante en lui donnant un nom, comme cela avait été le cas pour les victimes dans l’affaire « du sang contaminé » par le virus du sida et l’hépatite C avec le « préjudice spécifique de contamination ».
Néanmoins, ce mode de réparation du préjudice commence à se généraliser et a été accordé aux victimes exposées à d’autres substances cancérigènes. Ainsi, le Conseil des prud’hommes de Longwy, dans une décision du 6 février 2015 n°13-00174, a admis la réparation du préjudice d’anxiété pour les mineurs de fer en Meurthe et Moselle, leur allouant chacun 4 500 € (bien en deçà des 30000€ demandés).En statuant ainsi, cette juridiction étend le champ d’indemnisation du préjudice dans le sens de la Haute juridiction : la spécificité de ce préjudice deviendra-t-elle la règle ?
D’autres décisions sont attendues notamment concernant des Mineurs de charbon de Forbach qui réclament des dommages et intérêts (30000€) « pour leurs expositions massives à des produits toxiques au travail », mais dont les dossiers ont été renvoyés en 2016 : 6 d’entre eux ont été rejetés, notamment pour des raisons de prescription. Depuis la loi du 17 juin 2008, le délai de prescription de droit commun est passé de 30 à 5 ans, ce qui a notamment eu un impact dans l’indemnisation du préjudice d’anxiété qui n’est pas soumis au délai décennal normalement appliqué en droit du dommage corporel.
En effet, la prescription est une condition d’obtention de l’indemnisation : lorsque le délai pour intenter une action en justice est écoulé, les victimes ne peuvent se prévaloir de leur droit à réparation. Un arrêt sur la prescription de la Cour de cassation du 19 novembre 2014 casse la décision de la cour d’appel qui fixe le point de départ du délai trentenaire à la date de la rupture du contrat de travail : le délai quinquennal court à la date de la connaissance du risque par les salariés (arrêté ministériel), qui est une date de connaissance objective et commune aux salariés relevant du même établissement (2 juillet 2014 n°12-29.788).
Ainsi la Haute juridiction écarte le délai décennal propre au dommage corporel car selon l’avocat général le préjudice d’anxiété « n’est pas la conséquence d’une pathologie déclarée », pourtant la réparation du dommage corporel concerne également les atteintes à l’intégrité psychique. En ce sens, la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 21 octobre 2014 n°13-87.669 censure l’arrêt qui écarte « l’éventualité de préjudices corporels en l’absence de blessures ». La prescription décennale paraîtrait plus adaptée pour les victimes de l’amiante compte tenu de la forte probabilité des demandes hors-délai.
Notons que l’anxiété reconnue ici est indépendante de toute atteinte à l’intégrité physique. Il s’agit d’une crainte pour sa vie ou sa santé dans certaines circonstances, génératrices d’angoisses et qui est la conséquence de l’exposition à un risque de dommage grave lors de l’activité professionnelle.
Le préjudice d’angoisse est reconnu également lorsque le risque est avéré hors milieu professionnel : dans l’affaire dite des « sondes cardiaques », une cour d’appel après renvoi en cassation a rejeté le préjudice économique mais a autorisé la réparation du préjudice moral ; suite au décès de porteurs de la sonde défectueuse, des personnes avaient décidé de se les faire les retirer par précaution (Cass. 1re civ. 19 déc. 2006, n° 06-11.133, inédit. - n° 05-15.716 à n° 05-15.723).
Un sujet plus sensible est l’indemnisation du risque hypothétique : ce n’est pas seulement le dommage qui est potentiel mais aussi le risque. Par exemple le contentieux est déjà très divisé concernant les antennes relais de téléphonie mobile, le risque sanitaire n’a pas été démontré alors que certaines personnes déclarent souffrir d’une hypersensibilité aux ondes. Certaines, invoquant un trouble anormal du voisinage, et le principe de précaution, ont obtenu des décisions minoritaires qui ont fait droit à la réparation en nature de leur préjudice (les antennes ont été démontées et déplacées). On ne peut nier que l’angoisse vécue est probablement réelle même si la réalisation du risque reste incertaine. Certains craignent pourtant des dérives dans cette admission large du préjudice d’anxiété et que des abus se multiplient dans les demandes d’indemnisation.
Les souffrances humaines doivent être reconnues dans leur intégralité: une souffrance psychique peut être aussi, voire parfois plus dévastatrice qu’une souffrance physique. L’anxiété provoquée est génératrice de souffrances supplémentaires et, à ce titre, la reconnaissance d’un préjudice spécifique autonome est justifiée.